
#Analyse Last Man on Earth : consommer ou être consommé
La série américaine Last Man on Earth ne comporte ni les vampires du film éponyme de 1964 ni les zombies de Dawn of the Dead. Pourtant, cette comédie qui en est au mitan de sa 3e saison partage de nombreux points communs avec ses deux prédécesseurs… tout en inversant le point de vue.
Sorti sur les écrans en 1964, le long métrage The Last Man on Earth était une adaptation du roman I Am Legend de Richard Matheson. Dans cette production italienne (scénarisée entre autres par Matheson lui-même, même si, mécontent du résultat, il opta pour un pseudonyme), le Dr Robert Morgan (Vincent Price), dernier représentant d’une humanité « normale », lutte pied à pied contre des vampires. Un film d’horreur mâtiné de SF, avec quelques moments plus poignants, notamment lorsque les scénaristes évoquent les défuntes épouse et fille de cet homme devenu légende.

©Jaimie Trueblood/FOX
Le roman de Matheson a à nouveau été adapté en 1971, de façon moins convaincante, avec Charlton Heston (The Omega Man), puis en 2007 avec Will Smith (I Am Legend). La version de 1964 reste sans doute la plus intéressante, ne serait-ce que pour admirer Vincent Price sur quasi toute la longueur de pellicule. Ce métrage précède d’ailleurs de quatre ans le séminal Night of the Living Dead de George Romero, dont les références au roman de Matheson sont évidentes et avouées. Visuellement, les zombies de Romero doivent aussi beaucoup aux vampires du film de 1964.
Certes, la série US, aujourd’hui à mi-parcours de sa 3e saison, n’adopte pas cet angle horrifique et désespéré. Elle explore en effet tous les registres du comique, avec scatologie, burlesque, calembours en pagaille, etc. Et pourtant, elle partage des dimensions essentielles avec les deux métrages de 1964 et 1968. Et ce, tout en ne montrant pas le moindre mort-vivant ni le plus petit vampire. Au début du pilote, l’Amérique parcourue par Phil Miller (Will Forte) paraît ainsi vide de gens. Comme si l’humanité avait disparu d’un coup.
Un point de départ rappelant le (très bon) comics Y, le dernier homme de Brian K. Vaughn et Pia Guerra, où tous les êtres masculins (sauf deux, un homme et un singe) meurent d’un bloc. Dans la série télé, cependant, toutes les créatures vivantes, à l’exception de Phil, semblent éteintes… du moins jusqu’à la 18e minute du 1er épisode de la 1ère saison, et l’arrivée de Carol Pilbasian.
Vincent Price dans les WC
La différence la plus notable n’est toutefois pas à chercher du côté de l’absence de cadavres ambulants. Lorsque, dans le film de 1964, Vincent Price, seul être encore humain dans un monde dévasté par un virus, se rend au supermarché, c’est pour refaire ses réserves d’ail frais et de miroirs, grâce auxquels il protège efficacement sa demeure des vampires. Il consacre également ses journées à enfoncer des pieux dans la poitrine d’un maximum de créatures de la nuit, à en brûler les corps… Bref, à continuer son combat contre la horde de prédateurs qui tente de « l’assimiler ».

Vincent Price dans « Last Man on Earth », film de 1964.
Dans la série, un passage au supermarché n’est pas l’occasion de protéger sa propre humanité ou de créer un nouveau monde sur les ruines de l’ancien. En 2020, après qu’un virus a décimé la quasi-totalité de l’espèce humaine, chacun consomme sans calculer ni se rationner. Et consomme d’abord de la junk food : chips, alcools et pinards, viandes quand cela est possible… Des surgélateurs pleins de pizzas et c’est le paradis sur terre. Une piscine de Margarita, une autre pour les déjections… Un avion furtif pour se déplacer (en roulant) en ville, au mépris de la pénurie future de carburant (d’autant qu’il ne faut plus compter sur les Émirats pour remplir les stations-services)… Des chefs-d’œuvre de la peinture mondiale accrochés comme de vulgaires posters… La Constitution américaine réduite à l’état de Kleenex…
La hiérarchie des valeurs est abattue, piétinée, tournée en ridicule. Consommer n’est plus accompli pour survivre : c’est une façon comme une autre de tuer l’ennui en attendant la mort. On est loin du Vincent Price héroïque, bataillant pour préserver son système de valeurs, son humanité face aux monstres et à la contamination. Il luttait contre sa propre extinction et, partant, contre la disparition de l’espèce humaine. Les personnages de la série télé ne luttent – mollement – que pour leur propre survie. Et surtout celle de leur petit confort.
Consommer ou être consommé, telle est la question

Phil et les autres survivants de la série « Last Man on Earth » arrivent dans leur nouvelle « maison ».
Loin d’être une série à la Walking Dead, à laquelle elle est souvent rapprochée (ne serait-ce que pour la qualifier de « Walking Dead sans zombies »), Last Man on Earth n’en évoque pas moins Dawn of the Dead. Mais avec un twist plutôt radical. Pour cela, il faut se projeter au début de l’épisode 5 de la 3e saison.
Au moment où Phil, Carol et les autres sont sur le point de se séparer, ils dénichent un immeuble high-tech disposant de sa propre source d’énergie. Ils redécouvrent ainsi le confort d’une vie qu’ils pensaient révolue : air conditionné, eau courante (et chaude), pizzas surgelées. Ils s’avancent lentement dans le hall, profitent du souffle d’air frais sur leur visage, jouent avec l’interrupteur variateur de lumière… Des toilettes fonctionnant sans problème et c’est l’épiphanie la plus mystique : « Nous sommes chez nous », lâche Phil avec émotion sur fond de bruit de chasse d’eau.

« Dawn of the Living Dead » de George A. Romero (1978).
Difficile de ne pas penser aux zombies parcourant le centre commercial dans Dawn of the Dead, titubant parmi les fontaines éclairées, les boutiques remplies de biens de consommation, les escalators, les mannequins apathiques. L’analyse tirée de cette scène emblématique du film de Romero est connue : les morts-vivants reviennent sur les lieux de leur vie passée, d’une vie de consommation effrénée et d’American Way of Life où tout citoyen digne de ce nom a le droit – voire le devoir – d’acheter, d’absorber, de jeter. La société se déploie comme un gigantesque organe d’ingestion, d’assimilation et d’excrétion, la zombification intervenant comme accélérateur métaphorique.
Dans la série Last Man on Earth, il n’y a pas de zombie pour la simple et bonne raison que les humains eux-mêmes agissent comme les morts-vivants de Romero. Autrement dit, comme des consommateurs décérébrés. Quand on se croit les « derniers êtres humains sur terre », pourquoi se préoccuper de l’avenir ? Le temps paraît figé sur l’heure d’ouverture des grands magasins. Consommer est un jeu, et souvent un jeu de démolition à grande échelle – voir le bowling réinventé par Phil Miller avec des aquariums empilés et plusieurs boules de bowling balancées depuis un pick-up. Comme s’il fallait que les derniers survivants de l’Amérique mondialisée « finissent le boulot ».

© Kevin Estrada/FOX
Et même cela ne suffit pas, puisque, dès le tout premier épisode, l’anti-héros est acculé au suicide par ennui. Car ce rêve de tout bon consommateur qui se respecte – que feriez-vous si vous pouviez vous offrir ce que vous voulez, où et quand vous le souhaitez, à l’envie et sans payer ? – ne cache que le vide. En cela, la série de Will Forte et le film de Romero exploitent une thématique finalement assez proche. À ceci près que les cadavres ambulants ne sont pas forcément ceux que l’on croit…
Le discours politique de Romero était évident. Quel serait celui de la série Last Man on Earth ? Les Américains occupent la nation censément la plus puissante du monde ; ils possèdent donc le monde, en quelque sorte. Mais ils ne savent pas quoi en faire. Et sont donc prêts à se noyer dans une piscine de Margarita plutôt que de consentir l’effort de recréer une nouvelle réalité. D’engendrer un futur – car même le repeuplement de la Terre tourne à la farce dans Last Man on Earth, où les survivants consomment et sont consommés à la fois. La fin de la série coïncidera-t-elle avec la fin du monde ? C’est presque joué d’avance.
Sauf votre respect, votre article me semble passablement à côté de la plaque. Ce que vous décrivez, le renoncement face à l’avenir, la vie de consommateur décérébré, c’est celle de Phil Miller dans les 18 première minutes du premier épisode, quand il est convaincu d’être le dernier humain en vie. Son renoncement et sa tentative de suicide, après des mois d’efforts, peuvent alors se comprendre. Mais dès que Carol apparaît, la thématique de la reproduction et du repeuplement est omniprésente, à tel point que l’équipe actuelle comporte deux femmes enceintes. On est très loin de l’humanité zombifiée dont vous parlez.
Il me semble pourtant que le motif du repeuplement, loin d’être omniprésent, n’est qu’un motif parmi d’autres dans la mécanique narrative de Last Man on Earth. Et que, plus fondamentalement, la série parle de consommation. Car certes, la vie de consommateur décérébré de Phil Miller est largement exposée dans les premières minutes du premier épisode, mais on peut difficilement occulter qu’elle occupe encore largement les épisodes et saisons suivants. Phil n’est pas changé du tout au tout par l’arrivée de Carol, il ne devient pas un futur/potentiel père aimant dans la seconde de leur rencontre. Il semble rester fondamentalement seul, parle à ses balles et ballons, finit au pilori, ou seul au bas du panneau d’affichage où il tente d’effacer le message qu’il avait laissé… Il fait exploser un yacht comme on joue à Duck Hunt. Deux enfants sont « en route » mais quelqu’un prend-il la peine d’apprendre à les mettre au monde ? Même la mort de l’un d’entre eux sur un « billard » improvisé ne paraît pas les changer en profondeur. Pensent-ils à l’avenir ? Composent-ils un jardin potager pour faire pousser des légumes, un verger pour des fruits ? Ils apprennent à piloter un avion, se soûlent au soleil et se déguisent en dinosaure. L’une d’eux reste coincé dans un ascenseur, au bord de la mort, et personne ne se fatigue vraiment à la rechercher. Il me semble qu’on est loin d’une humanité consciente des enjeux qui pèsent sur elle. Donnez-lui des pizzas surgelées, une clim’ qui fonctionne et des toilettes en bon état, et c’est l’épiphanie.
Phil est un gamin attardé et, au départ, un foutu égoïste souvent antipathique. Il ne change en effet pas du jour au lendemain après avoir rencontré Carol. Mais il change, petit à petit. On en voit des signes dès la première saison quand il installe un système d’irrigation pour les tomates de Carol. Au stade où on en est, il semble authentiquement amoureux d’elle et prêt à être un père pour leur enfant.
Au niveau de l’organisation de la survie, certes, on n’a pas un groupe de survivalistes acharnés, mais des choses sont tentées (la vache, avec le lait de laquelle ils font du fromage, par exemple). C’est timide, mais présent.
Malgré de solides divergences, voire inimitiés, ils savent se montrer solidaires. Certes, personne ne recherche Gail, mais c’est parce qu’ils la pensent partie volontairement (hypothèse qui n’a rien de saugrenu, elle comptait le faire avant qu’ils trouvent le bâtiment hi-tech). Par contre, quand Melissa disparaît alors qu’elle est fragile mentalement, tout le monde se met à sa recherche (même si, je vous l’accorde, Phil le fait en costume de dinosaure).
Quant à la mort de l’autre Phil, elle n’est pas oubliée dans les épisodes qui la suivent. Mais la mort en général est traitée, c’est vrai, avec une certaine légèreté dans cette série où, même si toute la population mondiale est morte d’un virus, on ne voit jamais le moindre cadavre qui traine.
Alors oui, le thème de l’homo consommatius est présent, mais je n’ai pas pour autant l’impression d’un propos cynique ou désespéré sur l’avenir de l’humanité.