
Adult Swim : Eagleheart, Marshall Génétiquement Modifié
Pendant la durée de feu le Late Night With Conan O’Brien, un des sketches récurrents était le Walker Texas Ranger Lever. Conan avait un levier à côté de son bureau pour jouer des courts extraits, choisis au hasard de Walker Texas Ranger. En général, il s’agissait des moments les plus surréalistes ou badass de la série, qui dépeignait, touche par touche, un univers bien plus bizarre que celui qui semblait égayer les dimanches après-midi de TF1 pendant une décennie. En tout cas, il a fasciné deux des auteurs chargés de sélectionner ces extraits, Andrew Weinberg et Jason Woliner, d’où la création de Eagleheart, mise à l’antenne d’ [adult swim] début 2011.
Chris Elliott, un des esprits comiques les plus barrés à avoir intégré la troupe du Saturday Night Live, est choisi par Weinberg, Woliner et le producteur Conan O’Brien pour incarner le marshall Chris Monsanto. Chris Elliott est plus connu dans la tête des téléspectateurs américains pour son rôle principal dans une sitcom surréaliste de la FOX du début des 90’s, Get A Life. La série s’adapte à son timing, et il est clair que Monsanto a très peu en commun avec Cordell Walker. D’ailleurs, Weinberg et Woliner n’ont de cesse d’expliquer qu’ils voulaient faire quelque chose de plus large qu’une simple parodie de Walker Texas Ranger, mais que la direction d'[adult swim] les contraignait à rentrer dans ce moule. Monsanto et ses deux associés, le benêt Brett Mobley (Brett Gelman, vu dans le groupe de Matthew Perry dans la défunte Go On) et Suzie Wagner (Maria Thayer) ont la gâchette très facile, et préfèrent abattre leurs ennemis à bout portant que de les ramener en prison. La justice d’Eagleheart est beaucoup plus grand-guignol que la moyenne des séries de la chaîne, et c’est d’ailleurs la première chose qui saute (ou gicle) aux yeux lorsqu’on la regarde. Autre point fort : le personnage de Suzie n’est pas du tout utilisé comme faire-valoir féminin des pitreries de Chris ou Brett. Ni comme caricature de badass, et encore moins comme bimbo qui est convoitée (de manière comique) par tout le bureau des marshalls. Au contraire, les scénaristes de Eagleheart donnent souvent les intrigues les plus barrées à Maria Thayer : elle prend une dose de testostérone qui la métamorphose en simili-Ewok poilue, qui sera exilée avec un peuple de créatures similaires ; une marionettiste ratée avec des trognons de pommes nommés les Apple Pals ; j’en passe et des pires. Et ça, c’est assez rare pour être signalé.
Weinberg, Woliner (également réalisateur d’une flopée d’épisodes) et Michael Koman dynamitent les conventions des thrillers ou séries policières procédurales de CBS. Dans le deuxième épisode, un quinquagénaire chelou fait monter un enfant dans son van… pour ensuite le déposer chez lui. Mais son van est ensuite embarqué dans un plus gros camion anonyme, avant qu’il soit retrouvé mort, son corps ayant servi à créer un fluide pour créer des pervers, la Creepatine. Un autre exemple : l’idée que des méchants et leurs sbires soient abattus sans jamais montrer l’effet sur leurs familles a déjà été un gag mémorable de la série des Naked Gun/Y A T-Il Un Flic… Ici, le concept est poussé à son paroxysme : traumatisé d’avoir désintégré un antagoniste avec le « Coup de La Mort », Monsanto va présenter ses excuses à sa famille (la mère et les deux enfants), et se propose de devenir leur beau-père. On retrouve Monsanto dans le rôle-cliché du beau-père violent et beauf qui couche avec belle-maman, sous couvert de vouloir « sauver cette famille ». Le tout en 11 minutes. Sans oublier des personnages de chefs totalement barrés, comme un Michael Gladis (Mad Men) bedonnant avec un accent de détective des années 1940 à couper au couteau.
Comme ses homologues Childrens Hospital et NTSF: SD:SUV:: , Eagleheart aime beaucoup les tangentes et les gags à la minute. Des fausses publicités qui sont intégrées dans le fil de l’histoire à un épisode entièrement fait façon Hollywood dans les années 50 avec Suzie en actrice débutante, la série déraille complètement, avec souvent comme vague liant des meurtres à élucider. Au contraire des productions de Rob Corddry, David Wain et Jonathan Stein, elle utilise très peu de guest stars, et c’est souvent pour mieux les intégrer à leur univers loufoque. A vrai dire, les apparitions de têtes connues se comptent sur les doigts de deux mains : Conan himself, bien sûr, Paz De La Huerta, Ben Stiller, Dean Norris… Mais elle se rattrape avec une réalisation très carrée avec une photographie sombre, lui conférant un vrai look de série policière, et piochant même dans le répertoire d’acteurs qui sont des habitués des procéduraux comme Les Experts ou Mentalist.
Eagleheart a poussé le bouchon encore plus loin avec sa troisième saison, « sobrement » intitulée Paradise Rising. Divisée en près de 400 chapitres mais agréablement compulsée en 10 épisodes dont deux ou trois doubles (22 minutes au lieu des 11 habituelles), elle suit Monsanto dans une histoire feuilletonante, qui le voit quitter le bureau fédéral alors que son associé Brett est mort déchiqueté. Très vite, il découvre que ce n’était qu’une mascarade et se met à sa recherche avec Suzie. Une aventure parodique qui se gausse des mystères à la Twin Peaks, des explications absconses de lutte Bien-Mal façon Lost et des conspirations plus vraies que nature. Bref, un très joyeux foutoir dont la conclusion n’a rien à envier au final de True Detective. C’est même plutôt l’inverse : le final de True Detective n’avait pas de numéro musical. En dépeignant un univers bien balisé, destroy et volontiers gore, Eagleheart offre un vrai écrin pour les sensibilités décalées de Chris Elliott, sans doute un des ex-membres de SNL à recevoir des opinions contrastées sur ses apparitions, un peu comme un Norm MacDonald, ou à moindre mesure, un Chris Kattan. C’est aussi d’une des séries les mieux produites et agréables à regarder d’ [adult swim], contrastant avec certaines de leurs productions animées très lo-fi, ce qui la rend OVNI sur une chaîne qui en compte pas mal. C’est pourquoi je croise les doigts pour une saison 4 qui est tout sauf confirmée, surtout à la lumière du dernier épisode de Paradise Rising.
Merci d’avoir écrit cette chronique que je viens à peine de découvrir.
Petites précisions :
– Chris Elliott a toujours été intéressé par le télescopage des genres, quand un style bascule complètement dans un autre. C’était déjà une idée dans Get A Life, dans son film Cabin Boy, ou dans un one-off pour Showtime (aux débuts de la chaîne), Action Family : une enquête policière sanglante qui se transforme en sitcom avec rires préenregistrés et moumoutes quand le flic rentre chez lui.
Il a été hyper-influent sur toute une génération d’auteurs comiques, plus grâce à ses apparitions dans des late night shows que pour l’année qu’il a passée au SNL (où il a été fatalement sous-utilisé). En France, on le reconnaîtrait à cause d’Abyss, Un jour sans fin ou de Mary à tout prix, plus peut-être Scary Movie 2, mais ça n’irait pas beaucoup plus loin.
– Le personnage de Michael Gladis rendait en fait hommage à Orson Welles dans La Soif du mal
– Suzie n’était pas engagée comme actrice dans l’épisode Tinseltown mais vendeuse en pharmacie, un métier qui est considéré comme glamour dans cet univers, mais attention, les stars y sont très vite remplacées
– les auteurs ont effectivement tenu à ce que les personnages secondaires soient joués au premier degré par des acteurs de genre, et le peu de guest stars était une décision délibérée
Excellentes remarques, toutes valides! Ca tombe sous le sens pour Orson Welles une fois que c’est dit. Quant à Chris Elliott, il se situe un peu dans les seconds couteaux des anciens du SNL, et des choses comme Get A Life sont effectivement cultes, mais peu connues au-delà d’un cercle d’initiés. Merci beaucoup des précisions en tout cas!
Techniquement, Chris Elliott est bien un ancien du SNL, mais il n’a pas eu le parcours typique d’un comique qui passe par le SNL, et c’est pour ça qu’on mentionne rarement cet épisode de sa vie, notamment aux USA.
Elliott a fait partie de la troupe pendant la saison 1994-95, alors qu’il avait 34 ans, et qu’il était déjà une tête bien connue à la télé et au cinéma. C’était au moment où Lorne Michaels a voulu jouer la sécurité aux alentours du 20ème anniversaire de l’émission, alors que des gens comme Mike Meyers, Chris Farley, Phil Hartman ou Adam Sandler venaient de ou allaient se barrer.
Du coup, il a pris des acteurs confirmés, comme Elliott, Michael McKean ou Mark McKinney, qui avaient dix ou vingt ans de plus que le reste de la troupe, alors que Michael allait d’habitude voir du côté de Second City ou des Groundlings pour trouver les comiques qui montaient.
Bien entendu, les auteurs et les producteurs préfèrent en fait des acteurs plus jeunes, plus malléables, plutôt que des gens qui ont déjà une personnalité bien à part et où on se retrouve d’emblée à écrire pour eux au lieu d’écrire pour l’émission. Du coup, ces recrues ont été assez vite marginalisées et ils sont partis à la fin de la saison.
L’année d’après, c’est le moment où Darrell Hammond, Will Ferrell, Molly Shannon, Cheri Oteri se sont imposés, avec l’arrivée aussi d’Adam McKay à l’écriture. Et c’est là que le SNL a refait surface.
Get A Life était une série culte (il suffit de voir qui a écrit dedans : Charlie Kaufman, Bob Odenkirk…) dont j’avais entendu parler la première fois pour les comparaisons avec le Sarah Silverman Programme (une autre « ancienne du SNL » qu’on ne considère pas comme ancienne du SNL). Ça n’a pas été disponible en DVD pendant longtemps pour deux raisons : il y avait beaucoup de chansons sur la B.O. (y compris le générique, du R.E.M.) et il fallait négocier les droits dessus (d’où la sortie chez Shout! Factory, des anciens de Rhino qui savent négocier avec les labels et qui s’étaient déjà illustrés avec les droits de Freaks and Geeks). Ensuite, il semble que David Birkin et Chris Elliott soient maintenant en froid l’un avec l’autre. Ni Elliott ni son collaborateur habituel à l’écriture, Adam Resnick (qui est encore crédité sur Eagleheart) n’ont participé au coffret de l’intégrale, alors qu’ils avaient enregistré des commentaires audio il y a dix ans, et ils n’ont même pas participé à la promo.
Vous devez probablement connaître Splitsider, un site consacré à la comédie. Ils font régulièrement des articles intéressants sur le destin des anciens du SNL, stars ou oubliés. En tout cas, je ne peux que vous le recommander à vous et à vos autres lecteurs.
http://splitsider.com