
Hannibal, la nourriture, la folie, la mort et le conte
ATTENTION, CET ARTICLE PEUT CONTENIR DES SPOILERS.
On en parlait précédemment dans la critique de sa saison 1 : Hannibal est bel et bien une œuvre de Bryan Fuller. Alors qu’on pouvait s’étonner du choix du showrunner de Wonderfalls, de Pushing Daisies, aussi créateur de Dead Like Me (1) pour s’occuper d’une série sur les serial-killers, Fuller a réussi à placer dans ce projet plein d’éléments très personnels, déjà entraperçus dans ses créations précédentes.
LA NOURRITURE
Dans Dead Like Me, elle est secondaire, mais présente. Par le biais du personnage de Rube, cependant, on vient à parler nourriture assez fréquemment. Rube est le chef d’un groupe de faucheuses. Ils évoluent parmi les vivants et peuvent interagir avec eux. Rube est un employé dévoué et ne questionne jamais ses supérieurs. Dédié à son travail, il ne dévie jamais de sa ligne de conduite. Il n’est pas pour autant un robot dénué d’émotion. Sa part d’humanité, il la trouve dans sa routine quotidienne, et son amour immodéré du petit déjeuner. Der Waffle Haus est le point de ralliement de son équipe, son havre de paix.
C’est évidemment encore plus flagrant dans Pushing Daisies. Son héros, Ned, possède le pouvoir de donner une nouvelle vie aux êtres vivants. Et accessoirement réussit à rendre mangeable des fruits pourris. Il est donc pâtissier au Pie Hole. Les points communs avec Hannibal, sur cet aspect, sont nombreux. Les tartes de Ned comme les plats d’Hannibal bénéficient d’une mise en scène dédiée. Le cadrage, la lumière, le décor, tout met en valeur la qualité des produits et le travail d’esthète des deux gourmets.
De la même manière, les plats révèlent la nature des personnages. Ned insuffle la vie, et ses tartes sont riches en couleurs, en fruits frais. Hannibal, c’est le cannibalisme, la mort, et le sang. La couleur de ses plats est celle de la viande cuite (ou crue), du sang (rarement de manière directe, souvent par un coulis de fruits rouges). Ned comme Hannibal utilisent la nourriture pour des raisons sociales, pour la jouissance du repas. Pour l’un, c’est le seul moyen de “toucher” celle qu’il aime. Pour l’autre, c’est un moyen de partager son art de vivre, qu’il estime noble.
LA FOLIE
La série Hannibal ne traite pas la folie mentale à la légère. S’il passe un peu à côté de son sujet concernant l’autisme de Will Graham (la série affirme qu’il est l’inverse d’un autiste alors qu’il en possède de nombreux symptômes), elle ne fait jamais le raccourci entre folie mentale et psychopathie. Hannibal Lecter est en soit un véritable cas d’école pour la série : il n’y a pas aussi peu fou que cet homme. Lecter est censé, érudit, brillant, posé. S’il se détache de la normalité, s’il se pose en tant que danger potentiel, c’est à cause d’un choix de vie posé. Dans l’attitude, il est cannibale comme il serait végétarien. (2)
La folie, on l’aborde plus du point de vue de Will Graham. Il donne l’impression de perdre tous ses repères à mesure que la série avance, accumulant même les black-outs. Et pourtant, cette folie est expliquée de façon médicale.
Will Graham est un personnage tout ce qu’il y a de plus fullerien. Jaye dans Wonderfalls, Ned dans Pushing Daisies : tous ont un don qui les rend unique. Qu’il s’agisse de rendre la vie aux morts, parler aux objets ou se mettre dans l’esprit des psychopathes, tous ont des capacités (quasi) supernaturelles. Elles ne font cependant pas d’eux des super-héros. Ils sont plus affligés que bénis par leurs capacités.
LA MORT
Bryan Fuller est obsédé par la mort, et plus exactement par la vie après la mort. Dans Pushing Daisies, son héros avait le pouvoir de ramener à la vie. De cette action naît une bénédiction (avoir une seconde chance), et deux malédictions (afin de redonner la vie, quelqu’un d’autre doit prendre sa place; et le héros ne doit pas retoucher le sauvé sous peine de le condamner pour toujours).
Dead Like Me est une version inversée de Pushing Daisies. Si Ned touche pour redonner la vie, Georgia le fait pour donner la mort. Ici, être mort revient à comprendre son sort et se rendre dans un autre endroit, mystérieux et inconnu. Accepter sa mort, c’est faire un acte de foi total, risquer de tout perdre. Fuller nous offre aussi dans cette série sa vision grotesque de la mort : les faucheuses, si on leur donne le droit de revenir sur terre, reviennent pour faire un boulot administratif et ennuyeux. Rien d’angélique ou de mystique là-dedans, ils connaîtront les mêmes problèmes que de leur vivant.
Hannibal touche la mort de manière différente, mais toujours en gérant l’après. Les corps deviennent des œuvres d’art, exposées afin de mettre en avant le mental de l’assassin, de faire passer un message. Garrett Jacob Hobbs possède une ligne de conduite très claire : il tue, oui, mais réutilise tout ce qui faisait sa victime. Les os, les cheveux, la chair… rien ne sera jeté, dans une logique de respect très particulière. Hannibal s’en rapproche, tuant la plupart du temps pour se nourrir.
Il est aussi question d’au-delà, dans Hannibal, avec le tueur aux anges. Décidé à ne pas damner ses victimes, il découpe des ailes d’ange dans la peau de leur dos afin de les déployer, et de leur faire atteindre un état divin, leur ouvrant les portes du Paradis. Toutes les morts provoquées dans la série ont un sens, hormi trois : celles provoquées par Abigail Hobbs (accident provoqué par la peur), et surtout Will (réaction d’auto-défense mêlée de rage, et exécution sommaire).
LE CONTE
Objets qui parlent, morts qui reprennent vie, clubs de faucheuses… autant de thèmes qui ramènent au conte. Hannibal ne déroge pas aux principes de Bryan Fuller. Une lecture tronquée de la série la rapproche même considérablement d’un conte existant, celui du Golden Stag (Le Cerf Doré). Ce conte roumain raconte comment un frère et une sœur sont mis hors de chez eux, et lâchés dans une forêt. Pendant leur périple, le frère décide de boire de l’eau d’un lac. Sa sœur le prévient: faire cela risque de le transformer en renard. Mais le frère boit, et devient un cerf doré. Si l’histoire diverge ensuite de la série, on peut faire le parallèle entre le frère et la sœur et Will et Alana. Alana prévient Will que travailler avec Jack Crawford risque de le faire basculer. S’il ne devient pas un monstre, il sombre dans la folie, et surtout, est obsédé par l’image d’un Cerf (parfois enflammé).
Fuller connaît-il Le Cerf Doré ? Rien ne permet de l’affirmer mais le parallèle retient l’attention. On ne peut en tout cas totalement évacuer les influences (mêmes inconscientes) des Contes sur le travail de Fuller. Dans Hannibal, on peut même faire un lien entre la tradition amérindienne et la série. D’abord avec la crainte du gâchis après un meurtre chère à Garrett Jacob Hobbs, qui ramène au respect des amérindiens envers les animaux, même ceux qu’ils tuaient. Ensuite avec l’apparition du Wendigo en fin de saison, alter-égo fantasmé d’Hannibal, bête mythologique issue de la tradition amérindienne.
Enfin, et c’est le plus évident, l’utilisation du totem de corps dans l’épisode 9 Trou Normand. Un Totem, dans la tradition, peut raconter une histoire (d’une personne ou d’un village), mais sert aussi à souhaiter la bienvenue aux étrangers s’il est placé sur une plage. Ici, le totem de corps remplit les deux utilités.
On peut voir d’autres éléments liés au conte dans la série, comme par exemple le personnage de Georgia Madchen, qui à ses débuts avait tout du croque-mitaine…
Hannibal est une série fascinante, qui ne touche pas tout le monde de la même manière, mais qui offre un regard passionnant sur une thématique large et foisonnante. On est tous impatients de lire votre propre lecture de la série. Alors, allez-y.
(1) : Dead Like Me a bien été développée par Bryan Fuller, mais ce dernier fut renvoyé après quelques épisodes suite à des divergences artistiques.
(2) : Mais Hannibal le végétarien, ça ne ferait flipper personne, on est d’accord.
Petit point amusant d’intertextualité dans son œuvre, Ellen muth joue une morte parmis les vivants dans dead like me et dans Hannibal elle interprète une femme vivante persuadé d’être morte. Dans les deux cas elle ôte la vie et porte le prenom Georgia.
La mythologie hannibalesque
Je n’ai pas assez de connaissance pour parler des autres œuvres de Bryan Fuller, donc je ne parlerai que de deux autres thèmes qui m’ont marqué dans Hannibal :
La sexualité
Totalement absente de cette série et c’est cette absence qui me fait réagir. Il n’y a strictement rien de sexuel au sens propre du terme, à part un baiser échangé entre Will et Alana, un baiser précédent un rejet. Non, ce qu’il y a c’est une sublimation des échanges par le biais de la nourriture.
Plus simplement, le lit n’est pas un lieu d’échange. Le seul couple que l’on voit au lit, à savoir celui de Jack et Bella, est un lieu de non-dit et de mensonge où il n’y a aucun moment d’intimité. Ils s’y mentent, ils y lisent mais c’est tout. Le lit de Will est un endroit où l’on transpire, où l’on hoquète mais à cause de cauchemars. Quand au lit de la première victime de Georgia Madchen, Beth LeBeau, ce sera tout sauf un endroit de paix et de tranquillité. Celui d’Abigael, ce n’est selon ses mots pas le sien. C’est un endroit neutre, où elle est enfermée, où elle aussi cauchemarde. Le lit, c’est l’endroit dont il faut se méfier.
Les rares moments d’intimité des personnages sont ressentis dans la cuisine d’Hannibal ou autour de sa table. Will y est présent au petit déjeuner, alors que le docteur est encore en pyjama. A l’inverse quand Will est à l’hôpital, aussi ensommeillé, c’est Hannibal qui lui apporte à manger. La nourriture, point central bien entendu de la série, est un moment d’une grande sensualité, il suffit de voir Hannibal préparer un repas pour s’en rendre compte. Peut-on pour autant parler d’un sous-texte « bromancier » ? Cela va bien au-delà dans le sens qu’Hannibal se rapproche du mythe du vampire.
Le Vampire
Sans aller trop loin, Hannibal est très proche d’une certaine imagerie du vampire : contrôle de la nourriture, échange dans sa consommation, contrôle mental et finalement faire du compagnon un autre soi-même. Ce qui est amusant, c’est que toute la phase psychanalyse Hannibal-Will se passe de nuit. On peut supposer qu’il s’agit juste d’un effet scénaristique, ca a plus de gueule de nuit. Mais c’est assez révélateur. Will n’est chez Hannibal qu’à la tombée du jour. La seule fois où il y va en pleine journée et rideaux ouverts, c’est suite à la mort de Tobias Budge. Hannibal a été attaqué, est faible et a perdu du sang (coup de couteau et le sang qui coule le long de sa bouche et n’a pas été essuyé).
Le rapport vampire-nourriture est assez simple : il partage avec ceux qu’il veut rendre comme lui. Les seules personnages apparents dans la série qui refuseront sa cuisine sont Bella, qui craquera en l’appointant comme son Docteur plus tard et qui est de toute façon mourante, et Freddie Lounds. Cette dernière est un des ennemis du “clan“, le fait qu’elle soit végétarienne va encore plus dans ce sens. Elle ne participe pas à l’acte de commensalité sacré.
Quant à la sensualité/contrôle mental, la relation Will-Hannibal évolue bien entendu tout au long de la série au détriment de ce premier. Le “toucher“ est particulièrement filmé en gros plan. Premier épisode : Will ne supporte pas qu’Hannibal approche ses mains de son visage. Puis au fur et à mesure : main sur l’épaule, sur le front, sur les mains et enfin sur la couverture sur les épaules. Il consomme son esprit et contrôle son corps. Enfin, il tente de faire de Will un autre lui-même : résultat la fin de la série, miroir parfait de la rencontre Clarice/Hannibal du « Silence des Agneaux ». (on peut supposer que la “transformation“ est un échec : Will s’est rebellé contre son créateur).
(pour parfaire la métaphore vampire/sexualité : la consommation du sang comme symbolique sexuelle. La consommation de nourriture comme le symbole d’une relation abusive).
J’ai l’impression que ces deux points (en plus de ceux soulevés dans votre article) sont bien plus mis en avant dans la série, par rapport aux livres et films. Clarice ne participera aux repas qu’en pleine connaissance de cause à la fin du livre « Hannibal ». Repas qui précédera d’ailleurs la consommation de leur union. La relation Will-Hannibal est extrêmement interessante dans l’univers de la série car complexe et empruntant à de nombreux tabous.
(j’avais prévenu que ça serait long)
Très belle analyse, merci !
Je vais modestement ajouter que la symbolique du lit est très présente dans les contes, comme lieu terrifiant : le monstre sous le lit ; le petit Poucet qui échange ses frères contre les filles de l’ogre pour que celui-ci les dévore ; la mêre-grand du petit chaperon rouge, dévorée par le loup dans son lit, et donc celui-ci prend la place ; les lits mortuaires de la belle au bois dormant ou Blanche-Neige… etc.
Il ne fait pas bon aller se coucher, dans un conte !
Super article ! Très intéressant ce rapprochement entre la série et ce conte roumain, c’est à creuser !
Tout ça me donne bien envie de revoir Dead Like Me.
Par contre,je n’ai jamais vu Wonderfall, est-ce que ça vaut le coup ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre interprétation en ce qui concerne la partie « Follie ».
Elle n’est visible que chez Will Graham, certes, mais elle est bien présente chez Hannibal Lecter qui est un pervers. Cette perversion se retrouve lorsqu’il fait déguster ses plats à ses invités, également lors du contrôle qu’il tente d’exerccer sur Will.
Je trouve également que le série a une identité visuelle : elle est belle d’un point de vue purement artistique. C’est ce qui me fascine le plus dans la série : comment une série de tueur en série pervers peut-elle être aussi belle ?
Article très intéressant sur une série qui le mérite largement.